Tribune I Levée des brevets des vaccins : et si on s’appuyait sur ce mécanisme de licence qui existe déjà?
Destinés à récompenser l’innovation par une exclusivité temporaire de 20 ans sur l’exploitation des inventions issues de la recherche, les brevets émergent rarement du discours politique. Pourtant, depuis l’annonce du 5 mai de l’administration Biden qui apporte son soutien à la proposition de suspension des droits de propriété intellectuelle liés à la Covid-19 née à l’OMC sous la houlette de l’Afrique du Sud, le sujet de la levée des brevets s’est imposé dans le débat public.
À quoi sert un brevet ?
Souvent caricaturés comme des instruments destinés à remplir les portefeuilles des actionnaires des « Big Pharma », notamment, en gardant les secrets de leurs formules, les brevets constituent en réalité des instrument d’incitation à la recherche visant notamment à l’amortissement des investissements de R&D.
Un brevet constitue en effet un titre de propriété portant sur une invention qui est délivré par une administration (i.e. l’INPI) qui accorde, pour une durée de 20 ans et en échange de l’invention qu’il protège, une exclusivité sur l’invention. Autrement dit, à l’inverse de ce que l’on entend souvent, le brevet ne garantit aucun secret, mais permet une diffusion de la recherche, dès lors qu’il est public.
Ainsi, une levée des brevets découragerait les investissements dans la recherche privée, qui sont très largement supérieurs aux investissements dans la recherche publique. Un tel découragement apparaîtrait ainsi, à tout le moins, dans des situations similaires (ex. pandémie avec un variant exigeant un nouveau vaccin). Sans compter que dans le cas présent les brevets, pour l’instant, ne concerne pas les vaccins en tant que tels, mais des méthodes de fabrication (comme l’ARN messager) qui ont été inventées antérieurement à la pandémie et qui proviennent uniquement d’investissements privés. Enfin, les brevets sont très souvent détenus par des PME et non des multinationales, comme c’est le cas de BioNTech ou Moderna par exemple.
Une « levée » des brevets et suspension de la propriété intellectuelle à l’OMC
Une discussion est en cours depuis l’automne 2020 à l’OMC s’agissant d’une éventuelle suspension des droits de propriété intellectuelle liés à l’actuelle pandémie. On entend également parler de « levée des brevets », mais en vérité c’est l’ensemble des droits de propriété intellectuelle qui sont compris et pas seulement les brevets.
Cette suspension constituerait donc une expropriation, a priori temporaire, c’est-à-dire qu’elle permettrait à tout le monde d’avoir accès gratuitement aux propriétés intellectuelles, dont principalement les brevets, en lien avec COVID-19 et gratuitement (c’est-à-dire sans payer de redevances).
Il convient par ailleurs de souligner que la suspension pour laquelle certains pays, avec l’Afrique du Sud en tête, militent, vise uniquement à éviter que les États soient obligés d’agir au niveau national. Cette initiative au sein de l’OMC a en effet moins pour but l’expropriation en tant que telle qu’un déplacement de la prise de décision vers l’international, évitant que les États ne soient obligés d’agir individuellement, et ainsi de prendre le risque de faire fuir l’industrie pharmaceutique de leurs territoires.
En effet, l’expropriation des titulaires de brevets n’est pas conforme aux engagements internationaux de la France, puisque celle-ci a signé, dans le cadre de l’OMC, le Traité sur les ADPIC (aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Ce Traité prévoit en effet la possibilité de limiter l’usage pouvant être fait d’un brevet sous réserve du respect de conditions strictes. Les États sont libres de prévoir des dispositions en ce sens conformément au Traité, mais ne peuvent prévoir une expropriation, seule la limitation sous certaines conditions étant permise. Ainsi, en France, la Code de la propriété intellectuelle met en place un système de licence d’office, qui permet à l’État de faciliter l’accès aux brevets quand l’intérêt de la santé publique l’exige (article L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle).
Le vrai problème ignoré : l’absence d’engagement de la procédure de la licence d’office
En fin de compte, on a du mal à comprendre pourquoi le Président de la République et avec lui l’ensemble de l’exécutif se bornent à s’opposer ou à être favorable à la suspension de la propriété intellectuelle tout en faisant mine d’ignorer le mécanisme de la licence d’office, qui existe dans notre droit positif et pourrait faciliter la fabrication de vaccins.
Cette licence d’office permet à l’État de donner accès à des propriétés intellectuelles moyennant des redevances minimales qu’il aura lui-même négocié avec les propriétaires (titulaires de brevets par exemple).
L’absence de mise en œuvre de la licence d’office est étonnante, car elle est présente dans notre droit positif (L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle) et conforme au Traité ADPIC (art. 31 bis). Il reviendrait à l’État de mettre en œuvre cette procédure et de négocier avec les fabricants des redevances sans doute moindres qu’en situation normale puis d’accorder des licences à tous les fabricants le souhaitant. L’État pourrait ainsi déplacer son contrôle de la distribution à la production en ouvrant la fabrication à tous ceux prêts à produire. Ce type de licence pourrait ainsi maintenir un équilibre entre récompense de la recherche et intérêt de la santé publique.
Notons toutefois qu’une proposition de loi déposée le 8 avril dernier au Sénat, en vue de l’octroi d’une telle licence, pourrait (enfin) pallier cette malheureuse carence gouvernementale.
Cette tribune a été publiée dans Challenges.