23 January 2025

Doctrine des équivalents en droit des brevets : approches comparées et jurisprudences clés

Introduction

La doctrine des équivalents occupe une place centrale en droit des brevets, car elle vise à protéger l’essence de l’invention brevetée en sanctionnant la contrefaçon même lorsque celle-ci n’emprunte pas littéralement l’ensemble des caractéristiques revendiquées. Face à l’ingéniosité des tiers cherchant à contourner la rédaction du brevet, cette doctrine offre une réponse juridique qui dépasse la simple analyse littérale des revendications.

Cet article propose une étude comparative des approches développées dans plusieurs systèmes juridiques (France, Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis), en soulignant les références jurisprudentielles majeures.

I. Fondements et enjeux de la doctrine des équivalents

  1. Définition générale
    La doctrine des équivalents peut être résumée comme la possibilité, pour un titulaire de brevet, de poursuivre en contrefaçon un tiers qui, sans reproduire exactement les éléments revendiqués, emploie des moyens techniquement équivalents produisant la même fonction et le même résultat que l’invention. Cette doctrine protège la « substance inventive » contre des modifications mineures ou purement formelles.
  2. Enjeux pratiques
    • Équilibre entre protection et sécurité juridique : en élargissant la protection au-delà du libellé, on renforce la portée du brevet, mais on risque d’ajouter de l’incertitude pour les acteurs du marché.
    • Lutte contre le contournement littéral : sans la doctrine des équivalents, un simple changement cosmétique ou marginal pourrait annihiler la protection conférée au brevet.

II. La doctrine des équivalents en droit français

  1. Textes et principes
    En France, le Code de la propriété intellectuelle (CPI) ne mentionne pas expressément la doctrine des équivalents, mais l’article L. 613-3 CPI prohibe la contrefaçon dès lors qu’il y a utilisation non autorisée de l’invention brevetée. La jurisprudence s’est chargée d’affiner la notion.
  2. Évolution jurisprudentielle
    • Arrêt « Paille de fer » (Cass. com. 20 décembre 1961) : la Cour de cassation a reconnu la possibilité de retenir la contrefaçon en raison d’équivalence (pour un résumé de la jurisprudence voir ici).
    • Critères appliqués : la jurisprudence française examine la fonction et le résultat obtenus par le moyen substitué. Si l’person skilled in the art reconnaît que l’élément en cause remplit la même fonction et aboutit au même résultat technique, la contrefaçon peut être retenue.
    • Caractère essentiel ou secondaire : il s’agit ainsi de déterminer si l’élément modifié est essentiel à l’invention joue un rôle ; si la modification porte sur un aspect accessoire, l’équivalence s’applique plus aisément.
  3. Précautions
    Les tribunaux français veillent à ne pas accorder une portée excessive au brevet, afin de ne pas empiéter sur la sécurité juridique des tiers et de respecter le principe de spécialité : la portée doit rester circonscrite aux revendications (Art. 69 CBE et Protocole d’interprétation).

III. L’approche allemande : la triple condition

  1. Fondements légaux
    En Allemagne, la doctrine des équivalents découle également de la jurisprudence, en lien avec la Gesetz über den Schutz von Patenten (Patentgesetz). Les tribunaux, notamment le Bundesgerichtshof (BGH), ont développé un test en trois volets.
  2. Test allemand en trois volets
    • Même effet : la solution incriminée doit produire essentiellement le même effet technique que celui décrit dans les revendications.
    • Caractère évident : pour l’homme du métier, la substitution doit apparaître comme une solution évidente pour parvenir au même résultat.
    • Valeur inventive identique : la variante ne doit pas s’écarter de l’apport inventif initial. Si la substitution procure un nouvel effet inventif, elle échappe à l’équivalence.
  3. Jurisprudences notables
    • Arrêt « Formstein » (BGH, 1986) : la Formstein defence permet au défendeur d’opposer que la variante équivalente tombe dans l’art antérieur ou la banalité, ce qui invaliderait la revendication si elle devait inclure cette variante.
    • Arrêt « Schneidmesser I » (BGH, 2002) : la Cour a rappelé la nécessité de vérifier la conscience de l’homme du métier quant à la substitution évidente.

IV. L’approche britannique : l’extension via Actavis v. Eli Lilly

  1. Évolution historique
    • Traditionnellement, le Royaume-Uni adoptait une “purposive construction” (Interprétation téléologique), refusant parfois l’approche américaine de l’équivalence.
    • Catnic Components Ltd v. Hill & Smith Ltd (HL, 1982) : la Chambre des lords proposait un test combiné de fair protection pour l’invention et de reasonable certainty pour les tiers.
  2. Actavis UK Ltd v. Eli Lilly and Company (2017)
    • Revirement : la Cour suprême a introduit un test en trois questions s’apparentant à une doctrine des équivalents :
      1. La variante réalise-t-elle substantiellement le même résultat de la même manière ?
      2. L’homme du métier aurait-il compris à la date de priorité que cette variante obtient le même résultat ?
      3. La variante est-elle manifestement exclue par le libellé de la revendication ?
    • Désormais, une solution peut tomber sous la contrefaçon même si elle ne reprend pas stricto sensu les mots de la revendication, si l’équivalence est avérée.
  3. Conséquences
    Le Royaume-Uni se rapproche sensiblement de l’Allemagne, adoptant une conception plus large de la protection par équivalents. Les arrêts ultérieurs (ex. Icescape Ltd v. Ice-World International BV, 2018) confirment cette nouvelle orientation.

V. Les États-Unis : « Function-Way-Result » et les limites de l’estoppel

  1. Fondements historiques
    • La doctrine des équivalents américaine remonte à Graver Tank & Mfg. Co. v. Linde Air Products Co.(1950), où la Cour suprême a introduit le test “function–way–result”.
    • Ce test évalue si l’invention incriminée exerce la même fonction, de la même façon, pour aboutir au même résultat que l’invention brevetée.
  2. Limitations : Prosecution History Estoppel
    • Festo Corp. v. Shoketsu Kinzoku Kogyo Kabushiki Co. (2002) : la Cour suprême a affiné la règle de l’estoppel. Si le titulaire a restreint ses revendications durant l’examen (pour obtenir la délivrance), il ne peut plus invoquer l’équivalence sur la partie abandonnée ou modifiée.
    • L’estoppel sert d’équilibre pour préserver la prévisibilité : on ne peut pas réclamer rétroactivement une protection équivalente sur un point que l’on a explicitement abandonné face à l’Office des brevets.
  3. Étendue
    • Malgré l’estoppel, la doctrine des équivalents reste très présente. Les tribunaux américains distinguent souvent literal infringement et infringement under the doctrine of equivalents, afin de couvrir une large protection pour les brevets valablement rédigés.

VI. Convergence et divergences : un panorama comparatif

  • Convergence :
    • Tous les systèmes (France, Allemagne, Royaume-Uni, États-Unis) reconnaissent la nécessité d’élargir la protection pour éviter des contournements abusifs.
    • Les notions de même fonction/résultat et d’évidence pour l’homme du métier se retrouvent dans chaque juridiction, sous différentes formules.
  • Divergences :
    • France : équilibre via la fonction-résultat et l’analyse du caractère essentiel ou non de l’élément substitué.
    • Allemagne : test en trois volets, complété par la Formstein defence.
    • Royaume-Uni : post-Actavis, adoption d’un triple test s’apparentant davantage à l’équivalence à l’allemande.
    • États-Unis : test “function-way-result”, limité par le prosecution history estoppel.
  • Effet du Protocole d’interprétation de l’art. 69 CBE :
    • L’article 69 de la Convention sur le brevet européen (CBE) et son Protocole prônent un juste milieu entre interprétation littérale et extensive. Les pays européens s’inscrivent dans cette logique, à des degrés divers.

Conclusion

La doctrine des équivalents s’impose dans la plupart des régimes de brevets comme un instrument essentiel pour assurer la protection effective de l’invention. En France, l’accent est mis sur la fonction et le résultat, en Allemagne, la triple condition (même effet, évidence, valeur inventive), au Royaume-Uni, le test Actavis, et aux États-Unis, l’approche “function–way–result” modulée par le prosecution history estoppel. La tendance générale est à la convergence, chaque pays cherchant à préserver la sécurité juridique tout en évitant une lecture trop restrictive des revendications. La jurisprudence récente (Actavis v. Eli Lilly au Royaume-Uni ou Festo aux États-Unis) confirme l’importance croissante de l’équilibre entre l’étendue de la protection et la prévisibilité pour les tiers. En pratique, l’person skilled in the art demeure la figure centrale de l’analyse, et la recherche d’une solution technique équivalente reste le pivot pour déterminer la contrefaçon par équivalence. Ainsi, la doctrine des équivalents, si elle s’applique avec prudence, constitue un rempart efficace contre les contournements littéraux, tout en ménageant la sécurité juridique nécessaire au fonctionnement du marché.

Author : Dhenne Avocats.