19 octobre 2020

COVID-19 : La licence d’office comme levier économique ?

COVID-19 : La licence d’office comme levier économique ?

1. La crise COVID-19 a vu une résurgence de la licence d’office, mais elle demeure toutefois globalement peu utilisée. Peut-être cette position pourrait-elle évoluer à la lumière de cette pandémie, à la suite de laquelle la licence d’office pourrait être envisagée comme un levier économique face à la chute de la croissance économique?

2. Principes de licence d’office. – La licence d’office dans l’intérêt de la santé publique est censée être l’exception à invoquer pour une urgence extrême d’une crise sanitaire comme COVID-19. Cependant, l’accord ADPIC la soumet à un grand nombre de conditions : l’autorisation est examinée au cas par cas (article 31(a)) ; la négociation préalable avec le titulaire du droit (sauf en cas d’urgence) (art. 31 (b)) ; durée et portée de la licence limitées à l’objet pour lequel elle a été autorisée (article 31 (c)) ; la licence doit être non exclusive, incessible (article 31 (d) et (e)), et destinée principalement à l’approvisionnement du marché intérieur du membre qui l’a autorisée (article 31 (f)) ; l’autorisation peut être résiliée si et lorsque les circonstances qui l’ont motivée cessent d’exister et ne se reproduiront probablement pas (article 31 g)) ; une rémunération adéquate (article 31 h)) est soumise à un contrôle judiciaire ou à un autre contrôle indépendant (article 31 i)).

     Par dérogation à l’article 31, point f), les médicaments peuvent être produits sous licence d’office par des fabricants basés dans un pays tiers et être importés dans un pays importateur plus pauvre qui n’est pas en mesure d’assurer l’accès aux médicaments à des prix abordables et de les fabriquer lui-même (article 31 bis).

3. Limites des licences d’office. – Ce système n’a été utilisé qu’en de rares occasions et presque uniquement par les pays en développement (1). Et la crise COVID 19 a conduit principalement au même constat (2). Même l’exception de l’article 31 bis, bien qu’elle ait été le résultat d’âpres négociations à l’OMC, n’a été appliquée qu’une seule fois et sa mise en œuvre a été vivement critiquée pour sa complexité (3) et sa lenteur (4). Face à COVID-19, certains ont rapidement constaté que la licence d’office était inefficace et ont conclu, selon la logique dualiste, que l’expropriation était la seule solution en cas de besoin (5). Cette réaction a semblé naturelle, car, en fait, le système semble n’avoir pratiquement jamais été utilisé en Europe – sauf en Allemagne (6) – et jamais aux États-Unis (7) où toutes les demandes ont été rejetées .

Au-delà d’une illustration de l’adage exceptio est strictissimae interpretationis, on voit dans cette inefficacité le résultat d’un mécanisme peu clair et trop strictement délimité. Par exemple, l’intérêt public, qui est central, n’est pas défini. En outre, une seule exception a été prévue à l’article 31 bis et les pays à revenu élevé ont opté pour la non-application de cette disposition, même dans les cas d’extrême urgence(8). Or, ce sont ces mêmes pays qui n’ont plus de capacités de fabrication de principes actifs sur leur territoire, car elles ont été externalisées, principalement vers la Chine ou l’Inde. En conséquence, pour un pays à revenu élevé, une licence d’office devra également être accordée pour le même médicament dans le pays exportateur, qui doit déjà avoir été fourni. En outre, une telle dérogation tend à cloisonner les marchés, permettant une totale liberté de prix et autorise donc des prix différents selon les régions. Le risque réside finalement dans la fixation de prix qui ne sont pas liés aux coûts de fabrication ou de développement, mais à la valeur perçue d’un médicament dans le traitement de la COVID-19. Ce type de situation s’est déjà produit dans le cas de la molécule de sofosbuvir pour le traitement de l’hépatite C (9). À partir de 2016, un nombre croissant d’Américains atteints d’hépatite C se sont rendus en Inde pour acheter du sofosbuvir, en raison de son coût élevé aux États-Unis (10).

     Enfin, même si les brevets sont contournés, des autorisations réglementaires sont toujours nécessaires pour commercialiser un médicament. Cela signifie, tout d’abord, que certaines règles réglementaires peuvent empêcher l’exploitation de la licence. Dans l’Union européenne, par exemple, si la licence est accordée trop tôt, on entrera dans la période dite de protection des données (8 + 2 + 1 ans) pendant laquelle le licencié ne pourra pas obtenir d’autorisation de mise sur le marché (11) et si le produit couvert par le brevet bénéficie d’une désignation orpheline, son propriétaire bénéficiera d’une exclusivité commerciale de 10 ans (12), plus 2 ans dans le cas d’un plan d’investigation pédiatrique (13). Deuxièmement, la commercialisation nécessite des essais cliniques très longs et coûteux pour prouver qu’un médicament est aussi efficace que sûr, et toutes les données fournies aux agences sont confidentielles. Cela représente également une contrainte importante, du moins pour les médicaments les plus récents.

4. Idées fausses sur la licence d’office. – La relative inefficacité de la licence d’office contre COVID-19 a suscité peu de réactions (14). Cela résulte de l’impopularité et de la diabolisation d’une telle licence, elles-mêmes héritées du modèle utilitaire classique. L’approche dualiste de ce dernier a donné naissance à certains mythes (15), comme celui de faire de la licence d’office une expropriation. Bien qu’il ne s’agisse que d’une limitation des prérogatives du titulaire du droit. En effet, le breveté reste libre d’utiliser son invention (usus), de percevoir des redevances (fructus), mais est dépossédé d’un attribut de sa propriété, puisqu’il est contraint de conclure un contrat non souhaité (perte de l’abusus). Un autre a priori non fondé est que l’octroi de licences d’office entraverait l’innovation en privant les investissements de leur récompense. En fait, le mécanisme vise à compenser soit l’incapacité à fournir un marché, soit l’incapacité à le fournir à un prix raisonnable (16), dans les cas où le breveté n’aurait pas reçu de redevance. En outre, nous évitons les coûts de nombreuses négociations bilatérales avec des partenaires potentiels, puisque cette tâche sera laissée à l’État qui demande la licence. Une étude économique récente suggère également que les licences obligatoires ont augmenté les demandes de brevets nationaux dans le secteur chimique d’au moins 20 % (17). Enfin, elle pourrait servir de levier aux pays pour encourager les fabricants brevetés à délocaliser des usines sur leur territoire ou à baisser les prix, notamment pour donner accès aux soins de santé en temps de pandémie et pour relancer leur économie pendant et après ladite pandémie.

5. Mesures de rééquilibrage. – Cependant, les députés européens (18) et français (19) ont proposé d’adopter des licences d’office respectivement pour l’Union européenne et la France. Pour cela, il est néanmoins nécessaire de rééquilibrer le système afin qu’il devienne réellement utilisable. Il faut tout d’abord étendre le statut de pays importateur, selon l’article 31 bis de l’ADPIC, aux pays à haut revenu (20). On pourrait également préciser que la licence couvre les demandes de brevet, les certificats complémentaires de protection et tous les éléments raisonnablement nécessaires à la commercialisation de l’invention. En ce sens, l’Afrique du Sud a récemment proposé une approche plus globale de l’utilisation des flexibilités de l’ADPIC pour diverses formes de PI et diverses technologies nécessaires pour prévenir et guérir COVID-19 (21). De même, une clarification des règles semble cruciale. La notion d’intérêt public pourrait notamment être caractérisée, par exemple, en prévoyant, comme dans la section 41(2) de la loi anglaise de 1949, que les médicaments doivent être mis à la disposition du public « au prix le plus bas compatible avec les avantages que les brevetés doivent équitablement tirer des brevets ».

     Enfin, des mesures doivent également être prises en ce qui concerne les règles réglementaires. Par exemple, deux mesures devraient être envisagées en Europe : introduire une exception à la protection des données relatives à l’autorisation de mise sur le marché et à l’exclusivité commerciale dans le cas d’une licence d’office ; permettre une autorisation temporaire si les thérapies, bien qu’existantes, sont mises à disposition en quantité ou en qualité insuffisante ou à des prix anormalement élevés.

6. Ainsi, la licence d’office semble pouvoir servir de levier économique pour les États, plus particulièrement en les aidant à inciter les producteurs brevetés à délocaliser les fabrications sur leurs territoires et à baisser les prix. Ainsi, les développements au lendemain de la pandémie semblent susceptibles de renforcer les rôles géopolitiques et économiques du droit des brevets dans le monde post-COVID-19. Espérons que ce nouvel espoir n’est pas vain. Mais, pour citer Spinoza, « il ne peut y avoir d’espoir sans peur, et pas de peur sans espoir ».

 

Cet article a été publié sur le blog du droit européen des brevets (lien).

3.  B. Anderson, Better access to medicines: why countries are getting “tripped” up and not ratifying article 31– bis, Case Western Reserve Journal of Law, Technology & the Internet, 2010, p. 173.
6.  Ph. Maume, Compulsory licensing in Germany, in Reto Hilty & Kung-Chung Liu (eds), Compulsory licensing: practical experiences and ways forward, Springer, 2015, pp. 95-120.
8.  Annex to the TRIPS Agreement, Art. 1(b), footnote 3.
9.  A. Pollack, High cost of Sovaldi hepatitis C drug prompts a call to void its patents, The New-York Times, 19 May 2015.
11.  Regulation (EC) No. 726/2004, 31 March 2004, OJEC No. L 136, p. 1, art. 14(11).
12.  Regulation (EC) No. 141/2000, 16 December 1999, OJEC No. L 018, p. 1, art. 8(1).
13.   Regulation (EC) No. 1901/2006, 27 December 2006, OJEC No. L 378/1, p. 1, art. 37.
14.  V. néanmoins E. Berthet, M. Dhenne & L. Vial, Covid-19: how to implement the ex officio license, Les Éditions de Boufflers, 2020.
16.  V. par ex. Article 35 U.S.C. § 203 et Article L. 613-16 CPI.
17.  P. Moser & A. Voena, Compulsory licensing – Evidence from the Trading with the Enemy Act, National Bureau of Economic Research Working Paper No. 15598 (2009).
19. Proposition de loi n° 2814 du 7 avril 2020 déposé par le groupe la France  of La France insoumise.
21.  WTO, Intellectual property and the public interest: beyond access to medicines and medical technologies towards a more holistic approach to TRIPS flexibilities (Communication of South Africa), 17 July 2020, IP/C/W/666.
Auteur : Dhenne Avocats.