Interdictions préliminaires dans les affaires de propriété intellectuelle : doit-on préférer la France à l’Allemagne ?
Jusque récemment, les interdictions préliminaires étaient rarement prononcées par les juridictions françaises en cas de contrefaçon. Toutefois, au cours de l’année 2018, le Tribunal de grande instance de Paris a prononcé des injonctions préliminaires dans trois affaires de brevets (Minakem v. Melchior et M2I, Novartis c. Teva, Searle c. Sandoz). Dans l’affaire Novartis v. Teva, le tribunal a également accordé plus de 13 millions d’euros à titre de dommages et intérêts à titre provisionnel. Dans le même temps, les injonctions préliminaires sont de plus en plus difficiles à obtenir en Allemagne. Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’un litige coûte moins cher en France qu’en Allemagne (notamment du fait de l’absence de frais de procédure). Est-il temps de changer les stratégies paneuropéennes dans le cadre de de litiges de propriété intellectuelle ? Peut-être. Mais comparons les systèmes allemand et français d’injonctions préliminaires : conditions (1), procédures (2) et résultats (3).
1° Quelles conditions ?
Dans les deux pays, le demandeur doit démontrer l’existence d’une contrefaçon ou d’une contrefaçon imminente. Cependant, les exigences semblent plus strictes en Allemagne (a) qu’en France (b).
a) En Allemagne
Les tribunaux allemands exigent généralement que la contrefaçon puisse être établie « sans difficulté » ou utilisent une formule similaire, tout aussi restrictive. Pour cette raison, en matière de brevets d’invention, il est peu probable qu’une mesure provisoire soit prononcée si la contrefaçon ne peut être établie que par un témoignage d’expert, ce qui est généralement le cas lorsque seule une contrefaçon par équivalence est alléguée. En règle générale, la violation doit être évidente. Il demeure néanmoins permis (et souvent conseillé) de fournir au tribunal des expertises, afin d’illustrer la contrefaçon et le contexte technique de l’invention.
Concernant l’urgence, le demandeur doit démontrer que la question est si urgente pour lui qu’il ne peut attendre le résultat d’une procédure judiciaire classique. Il n’y a pas de délai déterminé, mais un délai d’un mois, par exemple, à compter de la date à laquelle le titulaire du droit a pris connaissance de la contrefaçon, apparaît généralement raisonnable.
b) En France
Conformément à la loi française, le demandeur ne doit rapporter des preuves « raisonnables » que ses droits sont susceptibles d’être violés ou que cette violation est imminente. Il est conseillé à un demandeur d’appuyer sa demande sur un commencement de preuve de l’atteinte, de préférence par le biais d’un rapport de l’huissier de justice.
Le rapport est établi par un agent public qui exerce ses fonctions sous serment sans évaluation préalable des droits du demandeur ou du fond de l’affaire.
Il n’est plus nécessaire que la procédure soit engagée peu de temps après le jour où le titulaire des droits de propriété intellectuelle a eu connaissance des faits, de sorte que l’urgence n’est pas une obligation de principe.
Mais cela reste nécessaire dans les cas suivants :
lorsque la mesure provisoire est requise ex parte ;
lorsque le demandeur a demandé l’autorisation de convoquer d’heure à heure.
2°) Comment procéder ?
a) En Allemagne
En principe, le tribunal compétent est le tribunal du lieu de résidence du défendeur. Toutefois, dans le cas de contrefaçon, le demandeur peut également appeler le tribunal de la circonscription où la contrefaçon a eu lieu.
Les tribunaux allemands ne sont pas obligés d’entendre le défendeur avant de prononcer une mesure provisoire. Cela peut être ex parte. Les entreprises qui craignent de faire l’objet d’une la mesure provisoire ne sont toutefois pas sans défense. Les entreprises peuvent déposer de manière préventive des conclusions de protection (« Schutzschrift ») auprès du (des) tribunal (s) où elles soupçonnent que la requête soit déposée pour plaider leur cause dans le différend avant qu’une décision ne soit prise.
Si une mesure provisoire est accordée dans le cadre d’une procédure ex parte, le défendeur a la possibilité de former un recours contre la décision de la Cour. Une telle opposition donne lieu à une audience où la validité de la mesure est examinée par le tribunal en tenant compte des arguments de la partie défenderesse.
b) En France
Les règles générales de compétence sont les mêmes qu’en Allemagne. Mais, en dépit de ces règles générales, le TGI de Paris est le tribunal exclusivement compétent pour connaître (i) des brevets, (ii) des marques de l’Union européenne et (iii) des affaires relatives aux dessins ou modèles communautaires. Cette règle spéciale de compétence garantit plus de sécurité juridique, notamment grâce à la spécialisation des magistrats.
Les injonctions préliminaires peuvent être ordonnées très rapidement et ex parte :
d’heure à heure : le demandeur doit d’abord demander, ex parte, devant le juge des requêtes, l’autorisation d’obtenir la convocation rapide du défendeur. Dans sa demande, le demandeur devra démontrer l’urgence. Une fois cette autorisation accordée, la plainte est notifiée au défendeur. La décision peut être rendue en quelques jours ou quelques semaines.
ex parte : le demandeur introduit une demande de mesure provisoire devant le juge des requêtes, sans que le défendeur soit au courant et ait le droit de répondre. La décision est rendue tout de suite. Ces mesures ex parte sont très rarement accordées.
Les conclusions de protection n’existent pas en droit français. Le seul mécanisme similaire est la déclaration de non-contrefaçon et il n’existe que dans les cas de brevets. Le but de cette action contre le titulaire du brevet est de dissiper tout doute sur la nature illicite ou non des actes commis par le demandeur.
Les injonctions préliminaires prononcées par les tribunaux français peuvent faire l’objet d’un recours, que ce soit du demandeur ou du défendeur, dans les 15 jours à compter du jour de la signification de l’ordonnance. La décision reste exécutoire pendant la procédure d’appel.
Des règles spécifiques s’appliquent lorsque l’ordonnance d’injonction préliminaire a été demandée ex parte :
si la mesure est refusée, un appel peut être formé. Le délai d’appel est de quinze jours à compter du jour où l’ordre a été rendu, l’appel sera interjeté, géré et statué comme s’il s’agissait d’une affaire non contentieuse ;
si la mesure est accordée, toute partie intéressée peut s’adresser au juge qui a ordonné que ladite ordonnance soit « retirée », sans limite de temps.
3°) Pour quoi ?
a) En Allemagne
Demandes d’interdiction, d’information et de confiscation. Les demandes de destruction, et de dommages et intérêts sont exclues des injonctions préliminaires, leurs issues pouvant être irréversibles. Le demandeur peut être tenu de déposer une garantie.
b) En France
Demandes de cessation et d’abstention, d’information, de confiscation. Des dommages-intérêts provisoires peuvent également être accordés, en fonction des circonstances de l’affaire et de la gravité de l’infraction. Ainsi, dans l’affaire Novartis c/ Teva, le TGI de Paris a l’an dernier accordé plus de 13 millions d’Euros à la demanderesse. Le demandeur peut également être tenu de déposer une garantie.
c) Les injonctions préliminaires sont-elles exécutoires dans d’autres États membres ?
Des injonctions préliminaires peuvent également être appliquées dans d’autres États membres de l’UE. Le demandeur doit déposer une demande d’exécution auprès du tribunal des États membres dans lequel l’injonction sera exécutée conformément à l’article 38, paragraphe 1, du règlement sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions.
Si l’injonction était rendue ex parte, certains pays de l’Union européenne ne reconnaissent pas la décision et ne la signifieront ni ne l’appliqueront.
En ce qui concerne les marques et les dessins ou modèles communautaires de l’Union européenne, les juridictions allemandes et françaises peuvent émettre des injonctions valables pour les autres États membres ou pour l’ensemble du territoire de l’Union
Premièrement, le demandeur doit être titulaire d’une marque ou d’un dessin de l’Union européenne et il doit exister une infraction dans au moins un État membre de l’UE.
Deuxièmement, il existe différentes conditions dans lesquelles les tribunaux allemands et français sont compétents pour prononcer une injonction dans de telles affaires d’infraction :
Le défendeur est domicilié en Allemagne / France ou, à défaut, a une filiale en Allemagne / France.
Le demandeur est domicilié en Allemagne / France ou, à défaut, a une filiale en Allemagne / France.
Les parties se sont accordées sur la compétence des tribunaux français ou allemands.
Si l’une des conditions est remplie, les tribunaux allemands et français sont compétents pour adresser une injonction à tous les États membres de l’Union européenne où une infraction est commise.
Conclusion
Il n’était pas conseillé, par le passé, d’essayer d’obtenir des injonctions préliminaires devant les juridictions françaises, car elles étaient presque impossibles à obtenir.
La jurisprudence récente nous appelle à penser différemment. Avec des exigences moindres (« preuves raisonnables »), une procédure plus souple (plusieurs options ex parte) et de meilleurs résultats (dommages provisoires et coûts moindres), les injonctions préliminaires devant juridictions françaises pourraient désormais être sérieusement réexaminées.