24 février 2025

Première Décision JUB sur les licences FRAND (Panasonic c. Oppo)

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Comme Prudence l’héroïne d’Amours à l’Italienne (Rome Adventure en anglais), la Juridiction Unifiée du Brevet (JUB) nous donne une leçon du polyamour dans sa première décision FRAND (Panasonic v. Oppo) où elle nous rappelle son Amour pour le droit européen, mais aussi, et surtout, son Amour pour son propre droit (qui inclut une interprétation du droit européen). Cette décision pose ainsi les jalons de l’approche des licences FRAND par la JUB tout en nous rappelant la complexité de l’articulation du droit européen et du droit « JUB » (sorte d’OVNI valable pour certains États membres).

Il demeurait encore, jusque récemment, un certain suspens, sur la position qu’adopterait la JUB vis-à-vis des affaires brevets essentiels (« BEN » ou « SEP »)/licences FRAND. La décision rendue dans l’affaire Panasonic contre Oppo y met (en partie) un terme à ce suspens : la JUB se considère compétente pour se prononcer sur des termes FRAND tout en jugeant en l’occurrence qu’Oppo a contrefait un brevet essentiel de Panasonic lié à la 4G.

Le contexte est classique pour ceux qui sont habitués à ce type de litiges. Panasonic Holdings Corporation (« Panasonic ») est titulaire d’un brevet européen (EP 2 568 724) qui protège un dispositif et une méthode de communication radio, déclarés essentiels à la norme de télécommunication 4G par l’ETSI (i.e., Institut européen des normes de télécommunication). Le brevet a été déposé le 13 août 2008, revendique la priorité des brevets JP 2007211548 du 14 août 2007 et JP 2008025535 du 5 février 2008, et a été délivré le 17 décembre 2014. Guangdong Oppo Mobile Telecommunications Corp. Ltd. et sa filiale allemande Orope Germany GmbH, appartiennent au groupe Oppo (« Oppo ») et distribuent des produits compatibles avec les téléphones mobiles. Depuis juillet 2019, Panasonic et Oppo ont entamé des discussions concernant un accord de licence FRAND pour les brevets 4G de Panasonic. Toutefois, les négociations sont restées infructueuses. Par conséquent, le titulaire du brevet a introduit une action en contrefaçon devant la division locale de la JUB de Mannheim, alléguant qu’Oppo contrefaisait EP’724, via la commercialisation de smartphones compatibles 4G (tels que l’Oppo Find X5 Pro) et de smartwatches compatibles 4G, demandant des interdictions provisoires, un rappel des produits, des dommages-intérêts et d’autres réparations, tandis qu’Oppo soutenait qu’il n’y avait pas de contrefaçon, que le brevet était nul et que Panasonic n’avait pas offert de licence à des termes FRAND. Oppo a également recherché l’obtention d’une licence FRAND déterminée par la Cour en formulant plusieurs demandes subsidiaires. La Cour a jugé que le brevet était valide et qu’il y avait contrefaçon, avant de se concentrer, essentiellement sur la défense FRAND. Ainsi, cette défense, basée sur un prétendu abus de position de dominante du demandeur, a été considérée recevable, mais infondée.

Des décisions relatives aux licences FRAND avaient déjà été rendues à plusieurs reprises auparavant par la JUB, mais seulement à propos des ordonnances de production de preuves. La décision rapportée ici est la première à traiter le sujet de de l’analyse des conditions FRAND. C’est donc l’apport essentiel de la décision. Nous notons tout d’abord que la Cour suit les exigences établies par la CJUE dans l’affaire Huawei c. ZTE. Cependant, elle rejette la demande de renvoi à la CJUE ainsi que les interprétations des licences FRAND exposées dans la récente lettre d’observation « amicus curiae » de la Commission européenne.

Tout d’abord, la Cour souligne l’importance de suivre les lignes directrices de la CJUE dans l’affaire Huawei c. ZTE, fondées sur l’article 102 du TFUE. Mais, dans le même temps, elle retient qu’il n’est pas nécessaire de saisir la Cour européenne d’une question préjudicielle, parce que la JUB peut résoudre les questions qui lui sont posées en appliquant les principes établis de la CJUE. Par ailleurs, tout en rappelant son engagement à appliquer le droit de l’Union et à respecter sa primauté, la Cour rappelle que les opinions de la Commission ne sont pas contraignantes.

De fait, la Cour retient que le titulaire d’un BEN doit informer le contrefacteur présumé de la violation du brevet tout en spécifiant la façon dont il a été contrefait. L’envoi d’une liste de BENs avec des tableaux de revendications incluant le ou les brevet(s) invoqués suffit pour satisfaire cette exigence. A contrario, la Cour rejette l’approche formaliste de la Commission européenne, selon laquelle une analyse formelle de la contrefaçon est indispensable. Ainsi, les arguments suivants du défendeur sont rejetés : (i) la notification était insuffisante pour que l’allégation de contrefaçon soit compréhensible ; (ii) la position formaliste de la Commission européenne, la Cour retenant ici que les tableaux de revendications envoyés par Panasonic, qui visaient un brevet chinois avec des revendications plus larges issu de la même famille que le brevet, se référaient au brevet.

La Cour a ensuite recherché si le contrefacteur présumé avait exprimé sa volonté de conclure un accord de licence à des termes FRAND. Selon la Cour, le comportement des deux parties doit être évalué au regard de l’objectif fondamental du programme de négociation de la CJUE, à savoir la conclusion rapide d’un accord de licence FRAND dans le cadre de négociations ciblées sur une base essentiellement privée et autonome. Ce cadre implique d’examiner des obligations à satisfaire à chaque étape des négociations. En l’espèce, Oppo a respecté l’étape 2 (avec une « volonté de licence »), via un courrier électronique adressé à Panasonic, dans lequel Oppo indiquait sa volonté de prendre une licence, ce qui suffisait pour entamer des négociations. En revanche, Oppo n’a pas respecté l’étape 4 en ne formulant pas de contre-offre FRAND. En effet, la Cour a estimé que le titulaire du BEN doit expliquer de manière plausible pourquoi son offre est conforme aux règles FRAND, pour que le contrefacteur présumé puisse y répondre de bonne foi. L’étendue des explications dépendra par la suite du stade des négociations. En l’espèce, Panasonic a exposé les fondements économiques d’une offre de licence au cours d’une réunion virtuelle puis a fourni des diapositives comprenant une analyse du mécanisme des redevances. L’argument des défendeurs selon lequel ces éléments ne peuvent pas encore être considérées comme une offre initiale, car une offre contractuelle écrite serait nécessaire, a été rejeté. Il a également été jugé qu’il n’était pas nécessaire que Panasonic fournisse davantage d’informations, et en particulier des accords de licence conclus avec des tiers à des fins de comparaison, au stade de la première présentation, parce que les licenciés tiers ont un intérêt légitime à préserver la confidentialité de leurs accords. Ainsi, l’offre de Panasonic a été jugée FRAND tandis qu’Oppo n’a pas proposé de contre-offre, de sorte qu’il n’y avait pas d’abus de position dominante, mais qu’Oppo a contrefait le brevet.

En somme, la décision contient donc plusieurs enseignements majeurs : la JUB se considère compétente pour apprécier les termes FRAND d’une licence ; elle applique les principes de la CJUE, mais en en donnant sa propre interprétation ; la « volonté de licence » est appréciée sur le fondement d’une vue d’ensemble du comportement des parties tout au long du programme de négociation ; le titulaire du droit et l’implémenteur doivent coopérer, afin de parvenir à une licence FRAND dans les délais impartis avec des négociations ciblées sur une base essentiellement privée et autonome, ce qui laisse peu de place à des défenses formalistes fondées sur des exigences FRAND substantielles ; la Cour préconisé un taux de licence FRAND global conforme aux pratiques commerciales habituelles ; les jurisprudences nationales (ici néerlandaise, anglaise et allemande) fondent l’interprétation des exigences énoncées dans l’affaire Huawei c. ZTE, mais en revanche la jurisprudence Orange-Book de la Cour fédérale de justice allemande est rejetée.

Cela fait, finalement, beaucoup d’enseignements pour une seule décision, qui était certes très attendue. Revenons-en donc au cœur de notre sujet : les Amours à l’Italienne. La décision rapportée est bien sûr très intéressante en raison de ces enseignements. Mais, ils ne constituent, en quelque sorte, que les conséquences de lames de fond beaucoup plus intéressantes encore. Tout d’abord, la Cour se juge compétente pour fixer les conditions FRAND. Pourtant, il ressort clairement de l’article 32 de l’Accord JUB que cette fixation ne participe pas de ses compétences exclusives. Il est donc discuté et discutable d’étendre la compétence de la Cour comme c’est le cas ici : la compétence est expressément limitée et nous voyons mal ce qui justifie une telle extension. Cela étant, c’est souvent le tropisme de toute juridiction que d’envisager sa compétence largement. Ce qui nous amène à penser que cette décision est le premier acte de ce type de comportement, le CCP unitaire à venir pourrait en être un autre à l’avenir. Ce comportement, s’il est habituel pour toute juridiction, n’en demeure pas moins contestable, plus particulièrement ici eu égard au droit de l’Union européenne que la Cour prétend appliquer. En effet, la JUB, qui est assimilée à une juridiction nationale, est soumise à l’obligation d’interprétation conforme des textes de l’Union, en l’occurrence du Règlement (UE) N° 1257/2012 sur la création de la JUB (« Accord JUB »).

Il ne faudrait cependant pas se fier à ce qui s’apparente, à première vue, à une déclaration d’amour destinée au droit de l’Union et à sa Haute juridiction. D’abord, la Cour étend sa compétence au-delà de l’Accord JUB (ce qui est discutable au regard du droit de l’UE). Ensuite, elle se réfère au droit de l’UE, tout en préférant ne pas poser de question préjudicielle à la CJUE, parce qu’elle peut l’interpréter elle-même sans l’aide de la Haute Cour. Là encore, le comportement est habituel, nous l’avons déjà constaté avec l’attitude de la CJUE elle-même vis-à-vis de la Cour EDH lors de l’interprétation de la Charte fondamentale des droits de l’Homme : la juridiction applique les mêmes principes, prétend faire la même chose que la Cour EDH, mais propose en réalité des interprétations différentes. En somme, c’est davantage une déclaration d’indépendance, ou une déclaration d’amour envers son propre droit (ce que nous avons donc intitulé le droit « JUB ») qu’une véritable déclaration d’amour envers le droit de l’Union ou la CJUE. Ainsi, logiquement, la division de Mannheim rejette la demande de renvoi préjudicielle et construit son propre droit en prétendant faire comme la CJUE, mais en se contentant en réalité de s’inspirer d’elle. Cette attitude n’est pas étonnante, mais elle en dit long sur l’articulation du droit JUB et droit de l’UE à l’avenir : il est fort à parier que les renvois à la CJUE soient rares et que la JUB préfère construire sa propre pratique. Une telle attitude pourrait être source de difficultés : avec les CCP nationaux qui sont déjà l’objet d’une jurisprudence fournie et complexe de la CJUE.

En fin de compte, ces Amours à l’Italienne aboutiront certainement à la construction d’un droit JUB propre, et cela apparaît d’autant plus logique qu’il ne soit même pas certain que la JUB puisse saisir la CJUE de demandes préjudicielles, parce qu’il n’est pas sûr qu’elle constitue une juridiction au sens du droit de l’Union…

 

Auteur : Dhenne Avocats.